Maria H. V. da Silva
Chaque maison est une saison 1974, huile sur toile
Adjugée 190 000 € le 23.05.23 par Farrando
Le travail engagé autour des femmes artistes porte ses fruits
En 2021, et c’était une première pour une femme, Yayoi Kusama intégrait le top 10 des artistes mondiaux classés par produit de ventes. Elle gagne, en 2023, la huitième place en cumulant près de 190 millions de dollars et s’impose, à l’âge de 94 ans, comme celle ayant vendu le plus de son vivant : près de 9 400 lots depuis son introduction aux enchères, dont plus de 800 cette année selon Artprice. Si sa cote a sans doute été boostée par sa collaboration avec Louis Vuitton, cette progression bénéficie à l’ensemble des artistes femmes, le résultat annuel global ayant réalisé un bond de +66% entre 2020 et 2021, et dépassé à nouveau, en 2023, le milliard de dollars. Le nombre d’œuvres millionnaires s’élève même à 206, contre 80 en 2013. Un essor d’autant plus remarquable qu’il concerne uniquement les femmes, les transactions millionnaires ayant ralenti pour les hommes sur cette même période (-24%).
Outre Kusama, quatre autres femmes figurent dans le Top 50 mondial : Joan Mitchell, Georgia O’Keeffe, Louise Bourgeois et Cecily Brown. Parmi les percées, les œuvres de Paula Rego ont connu, un an après sa disparition, des transactions de +39%. En France, Claude Lalanne détient la meilleure adjudication pour une artiste femme grâce à son Très grand choupatte (2008) vendu pour 5,27 millions de dollars chez Sotheby’s. « On sent aussi un frémissement autour de Maria Helena Vieira da Silva ou de Pierrette Bloch », analyse Paul Nyzam, directeur du département art contemporain et d’après-guerre chez Christie’s. « Pensons également à celles qui rivalisent, voire dépassent la cote de leurs conjoints telle Joan Mitchell. Les prix de Lee Krasner, s’ils n’atteindront jamais ceux de Jackson Pollock, ont beaucoup progressé, comme ceux d’Elaine de Kooning, l’épouse de Willem. »
Anna-Eva Bergman, dont l’exposition au Musée d’art moderne de la ville de Paris a remporté un vif succès, émerge également de son couple formé avec Hans Hartung. Une remise en lumière impulsée par la Fondation Hartung-Bergman et son directeur Thomas Schlesser, ainsi que par sa représentation par les galeries Poggi et Perrotin. « Le marché est un acteur essentiel de la valorisation d’un artiste : financière, mais aussi intellectuelle, affirme Thomas Schlesser. Il a un rôle majeur dans l’écosystème de l’histoire de l’art, mais cette discipline ne peut tenir que par la force de l’objet lui-même. Les expositions demeurent les meilleures garanties d’une légitimation plus ample. »
Les expositions consacrées aux artistes femmes se multiplient en effet, que l’on songe à Rosa Bonheur au musée d’Orsay, à Marisa Merz au LaM à Dunkerque, ou à Maestras au musée Thyssen-Bornemisza à Madrid. En la matière, l’accrochage « elles@centrepompidou », entre 2009 et 2011, a fait date. Montrer qu’une histoire de l’art du XXIe siècle pouvait ne s’écrire qu’au féminin tenait même, pour certains, d’une entreprise subversive. Mue par la perspective de réhabiliter les artistes femmes, Camille Morineau, commissaire de cet événement, quitte son poste de conservateur pour créer en 2014 l’association AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions). Dix ans plus tard, plus de 1000 biographies publiées sur un site Internet en français, en anglais et désormais en japonais, et un prix dédié, elle confie s’être mise en risque pour une cause, AWARE n’étant subventionnée qu’à 20% par l’Etat. « L’histoire est, selon moi, un outil politique. Encore faut-il écrire une histoire juste qui permette aux jeunes générations de se projeter. Aux XVIe et XVIIe siècles en Italie, de nombreuses femmes vivaient très bien de leur art. Les années précédant la Révolution et les années 1920 ont constitué d’autres moments de visibilité. Célèbres de leur vivant, elles ont été oubliées. »
Les recherches d’AWARE, dédiées aux artistes femmes du XIXe siècle et du XXe siècle nées avant 1974, viennent de s’ouvrir à celles du XVIIIe siècle auxquelles le second marché se montre sensible. Preuve en est de la Nature morte au vase d’albâtre (1783) d’Anne Vallayer-Coster remportée en 2023 chez Christie’s Paris, pour 2,5 millions d’euros par la National Gallery of Art de Washington. En 2021, toujours chez Christie’s lors de la toute première vente dédiée aux artistes femmes en France, son Vase de fleurs et raisins (1781) avait été vendu 400 000 euros. « Les parcours atypiques sont valorisés dans le marché de l’art, et les femmes ont bien souvent des trajectoires singulières », commente Bérénice Verdier, spécialiste des tableaux anciens chez Christie’s. « Beaucoup ont été des héroïnes, et c’est peut-être aussi ça qu’on achète », admet Camille Morineau.
Emma Lavigne, directrice de la collection Pinault, souligne l’importance de la trajectoire dans les choix qu’opère François Pinault. « Lee Lozano, Mira Schor ou Kimsooja, dernièrement exposées à la Bourse de Commerce, ne sont pas à proprement parler des artistes du marché, au sens spéculatif. Elles manifestent, chacune à leur manière, une radicalité qu’apprécie fondamentalement Monsieur Pinault. Il n’y a, chez lui, nul souhait d’avoir un panorama représentatif des artistes femmes dans l’histoire de l’art, ni d’atteindre absolument la parité. Ce qui prime, c’est son émotion ressentie face à une œuvre et la sincérité de sa rencontre avec l’artiste. » En termes de répercussion sur le marché, Claire Tabouret, 42 ans, fait figure d’exemple, elle qui s’est hissée, dix ans après ses premières acquisitions par François Pinault, à la cinquième place des artistes français sur le marché international des enchères. Autre peintre phare, collectionnée aussi par les américains Eli et Edythe Broad, Julie Mehretu est devenue à 52 ans l’artiste d’origine africaine le plus coté, tout genre confondu (fait remarquable à l’échelle d’un continent, ce titre était détenu dès la fin des années 2000 par une autre femme, Marlene Dumas, d’origine sud-africaine). En octobre 2023, son diptyque de 2011 a atteint 9,32 millions de dollars chez Sotheby’s Hong Kong, +227% par rapport à sa précédente adjudication huit ans auparavant. Un record supplanté dès le mois suivant par une toile vendue cette fois 10,7 millions de dollars durant The Now Evening Auction chez Sotheby’s New York. Les œuvres d’artistes femmes représentaient 45% de la valeur de cette session : presque la parité. « Le premier lot des ventes d’art contemporain tend désormais à être signé d’une artiste femme, remarque Paul Nyzam. Ce n’est pas le Top lot mais une œuvre dont on sait qu’elle va obtenir un bon résultat et entraîner les suivantes. Les toiles de Lucy Bull, née en 1990, figurent souvent parmi les premiers lots proposés à Hong Kong. Beaucoup de femmes ont d’ailleurs émergé à la faveur du développement du marché asiatique. »
En effet, la jeune génération enthousiasme particulièrement les enchérisseurs, telle Jadé Fadojutimi née en 1993 qui, en 2020, voit sa première œuvre aux enchères s’envoler pour 52 000 dollars (13 fois la prévision optimiste). Deux mois plus tard, Phillips vend une autre toile à hauteur de 378 000 dollars puis les prix s’emballent, dépassant en 2021 le million de dollars. En 2022, elle devient la plus jeune artiste présente dans la collection permanente de la Tate Modern. Autre Britannique, Michaela Yearwood-Dan, inconnue des enchères avant 2022, se voit cette année propulsée parmi les 500 artistes mondiaux les plus performants. « Les artistes femmes sont si visibles qu’on ne songe plus à leur consacrer une vente spécifique, appuie Paul Nyzam. Dans le narratif du premier marché, mettre en avant un profil féminin serait même un argument commercial. »
La galerie Marcelle Alix fait en la matière figure de pionnière, les femmes représentant depuis ses débuts, en 2009, au moins 50% de ses artistes. Isabelle Alfonsi, sa co-fondatrice et vice-présidente du Comité Professionnel des Galeries d’Art, nuance le propos : « Si Laura Lamiel a pu bénéficier en 2023, à l’âge de 80 ans, d’une grande exposition au Palais de Tokyo, c’est que de nouveaux regards se sont posés sur son œuvre, comme celui de Guillaume Désanges qui l’avait déjà exposée à la Verrière de Bruxelles. Tout comme pour Sheila Hicks représentée par Frank Elbaz, il a fallu ce relais de génération qui explique le late blooming de ces artistes longtemps considérées comme des suiveuses. Certaines galeries s’y sont aussi intéressées par opportunisme : s’ouvraient de nouveaux fonds d’œuvres quand d’autres s’épuisaient. »
Au Centre Pompidou, le rattrapage institutionnel est soutenu par l’association des Amis du Centre Pompidou que Floriane de Saint Pierre, fondatrice d’un cabinet de recrutement, préside depuis 2020. En 2019, elle a initié pour les Amis le premier fonds d’acquisition pluriannuel dédié aux artistes femmes en partenariat avec le CHANEL Fund for Women in the Arts and Culture. En trois ans, une quarantaine d’œuvres, dont celles de Nil Yalter ou Hella Jongerius, ont ainsi contribué à enrichir les collections nationales. Floriane de Saint Pierre, qui apporte également de nombreux soutiens privés à AWARE, fait partie, avec Valeria Napoleone, de ces rares collectionneuses engagées exclusivement dans la valorisation des artistes femmes. Elle qui a fait don l’an passé d’environ 140 photographies au Centre Pompidou s’intéresse particulièrement aux femmes photographes qui composent, depuis les années 1920, 60% de sa collection. « Bien que la visibilité des artistes femmes ait considérablement progressé, la tâche reste immense, historiquement et géographiquement, non seulement dans les arts visuels et la photographie, mais aussi dans le design et l’architecture », constate-t-elle.
Selon l’Observatoire de l’égalité entre hommes et femmes dans la culture et la communication, rapport publié le 8 mars dernier, « les œuvres des femmes restent moins visibles, moins acquises et moins programmées que celles des hommes ». De nombreuses initiatives (Les Filles de la photo, Le Cercle de l’Art, Women in Motion,…) visent à soutenir leur création et à lutter contre le phénomène d’« évaporation » dû à leur vie personnelle ou aux plafonds de verre auxquels se heurtent d’autres professionnelles. Par leurs pratiques engagées (performances, projets écoféministes…), certaines artistes s’inscrivent volontairement dans des formes de résistance au marché. D’autres, au cours de l’histoire de l’art, se sont effacées quand elles ne l’ont pas été. « Cette mise au silence a généré trop de souffrance, déplore Emma Lavigne. Songeons au destin de Camille Claudel… Il y a non seulement une urgence à rétablir cette histoire, mais une forme de vigilance à observer, pour ne pas que cet héritage disparaisse. »
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Par : Marie-Émilie Fourneaux - Focus extrait du Bilan des enchères 2023 édité par Beaux-arts et le CVV.