"L’automobile roule des mécaniques au musée"
Une technique de haute voltige et des lignes que ne renieraient pas les plus illustres designers : l’automobile montre aujourd’hui ses plus beaux atours dans des expositions ou collections permanentes. Pourtant, les acquisitions en ventes publiques par les musées restent très rares, victimes notamment de la flambée des prix dans un secteur qui a cumulé 114 millions d’euros sous le marteau en 2022.
Un véhicule long de 7 mètres à l’esthétique streamline surnommé La Baleine, un petit bolide rond aux flancs de métal appelé L’Œuf ou encore des volants fantomatiques s’agitant seuls au mur, œuvre signée de l’artiste Filipe Vilas-Boas : autant de pièces que les visiteurs du musée des Arts et Métiers à Paris pouvaient admirer jusqu’au 7 mai 2023 dans l’exposition « Permis de conduire ? ». « C’est l’occasion de s’interroger sur la relation particulière que nous entretenons, individuellement ou collectivement, avec l’automobile : objet technique, objet de mobilité et objet culturel », expliquait Marie-Laure Estignard, directrice du musée dans le communiqué annonçant l’événement. À l’automne dernier, au musée Guggenheim de Bilbao, l’exposition « Motion. Autos, Art, Architecture » se voulait quant à elle un « chant à la dimension artistique de l’automobile », mise en regard de la peinture, de la sculpture, de l’architecture, de la photographie et du cinéma – un succès public, obligeant l’institution à étendre ses horaires d’ouverture certains soirs de la semaine. Au mois de mars précédent, c’était l’exposition « Vitesse » qui prenait possession du musée national de la Voiture, déployant Bentley, Ferrari, Maserati ou Lotus sous les ors de l’architecture néo-classique du château de Compiègne. Ce foisonnement d’expositions serait-il le signe que l’automobile, objet de collection bien installé dans le paysage des enchères, gagne sa place dans les musées ? Les bolides seraient-ils alors en voie de patrimonialisation ? « En effet, l’automobile entre dans le patrimoine, répond Rodolphe Rapetti, directeur des domaines et musées nationaux de Compiègne et de Blérancourt. Elle fait son entrée dans l’histoire des formes, alors que les historiens du design ne l’avaient jamais considérée. Elle est aussi prise en compte comme objet de mobilité. Peut-être ce mouvement s’accélère-t-il parce que l’automobile telle que nous la connaissons n’existera bientôt plus. » Les équipes de ce musée ont d’ailleurs prêté l’un des trésors de ses collections au Design Museum Den Bosch à Bois-le-Duc, aux Pays Bas, pour l’événement « Faster, better, more beautiful – the design of progress », jusqu’au 3 septembre : celle qu’on appelle la Jamais contente, la toute première voiture à avoir dépassé les 100 km/h en 1899 – bien en avance sur son temps, puisqu’elle était électrique. En 2011 déjà, le musée des Arts décoratifs à Paris avait inscrit l’automobile dans l’histoire du design en accueillant en majesté la collection de Ralph Lauren dans l’exposition « L’art de l’automobile ». Le centre Pompidou, en 2013, avait aussi présenté dans son forum la « art car » BMW, customisée par Roy Lichtenstein, dans le cadre de la rétrospective de l’artiste.
Une présence de longue date
Si çà et là, des bolides font bel et bien leur apparition dans des expositions, la création de musées accueillant des véhicules n’est guère nouvelle. « La naissance des collections publiques de véhicules routiers remonte à la Révolution. Le fardier à vapeur de Nicolas Joseph Cugnot a rejoint le Conservatoire des Arts et Métiers dès 1799 », souligne Lionel Dufaux, responsable de collections au musée, et commissaire de l’exposition « Permis de conduire ? ». Aujourd’hui, l’institution possède quatorze véhicules, de la Ford T à l’Hélica, étrange engin propulsé par une hélice d’avion. Et d’une appréhension strictement technique de l’automobile, les équipes sont passées à une optique plus large, reflétant sur ce point le marché. « Plus récemment, nous avons pris en compte d’autres aspects, relevant par exemple de l’usage et de la diffusion en masse de l’automobile dans les sociétés occidentales, montrant qu’elle est non seulement un objet technique, un outil de mobilité et un marqueur socio-culturel », poursuit le conservateur. À l’entre-deux-guerres naîtra le musée national de la Voiture, au château de Compiègne, à l’initiative de l’association Touring Club de France, qui se veut être un « panorama de l’histoire du transport des personnes », réunissant ce qu’on appelle « véhicules hippomobiles », automobiles et cycles. À l’aube des années 1980, c’est la collection Schlumpf qui ouvre ses portes à Mulhouse, dans des circonstances inattendues. « Depuis les années 1950, deux industriels suisses dans le domaine du textile, les frères Schlumpf, avaient réuni dans le plus grand secret une collection de 500 véhicules dans une usine de filature à Mulhouse, où ils entendaient ouvrir un musée. En 1976, la société étant en faillite, les ouvriers ont occupé le bâtiment. Ils ont alors découvert la collection et en ont ouvert l’accès au public gratuitement pendant deux ans », raconte Guillaume Gasser, directeur du musée. En 1978, la collection sera classée au titre des Monuments historiques et le musée ouvrira ses portes en 1982. Il se targue aujourd’hui de réunir la plus importante collection d’automobiles du monde, plus de 450 véhicules sur plus de 20 000 mètres carrés où sont sagement garées Bugatti, Panhard, Maserati et autres Citroën. L’établissement, labellisé musée de France, planche aujourd’hui sur un nouveau projet scientifique et culturel « pour retrouver une nouvelle attractivité », dixit son directeur, et rouvrir avec un parcours totalement revu d’ici 5 ans.
Fondé dès 1961 par l’Automobile Club de l’Ouest, le Musée des 24 heures du Mans raconte quant à lui l’épopée de l’automobile dans la Sarthe et le succès de sa course phare à travers 140 véhicules. En parallèle évoluent quelques musées de collectionneurs, comme le Manoir de l’automobile, à Lohéac – plus de 400 véhicules au compteur –, ou celui du château de Vernon, dans la Vienne, ouvert en 2008. Plusieurs projets ont aussi été menés par les marques de voitures elles-mêmes, comme le Musée de l’aventure Peugeot à Sochaux. Plusieurs centaines de bolides sont donc aujourd’hui garés dans des musées en France. Mais aucun projet très récent n’est à mettre à l’inventaire, et, comme le note Rodolphe Rapetti, « du côté des collections, les automobiles restent encore circonscrites aux musées des sciences et techniques, à de rares exceptions près, comme le MOMA à New York ». Lequel MOMA a commencé à acquérir des modèles dès les années 1970, comme la Cisitalia “202” GT.
De timides acquisitions aux enchères
Les enchères publiques profitent-elles alors de l’entrée de l’automobile dans les musées ? Le dynamisme du secteur n’est guère une nouveauté mais il ne cesse de s’accentuer : en 2022, les véhicules de collection totalisaient 114 millions d’euros de chiffre d’affaires aux enchères, d’après le bilan économique du CVV soit un bond de 75 % par rapport à 2021. Désormais, le domaine talonne les Arts d’Asie (127 millions d’euros) et se rapproche des Tableaux sculptures anciens et du XIXe siècle (134 millions d’euros). Pourtant cette envolée n’est guère alimentée par les achats des musées, qui restent fort rares. « Les achats par des musées sont tout à fait anecdotiques, parce qu’elle n’est pas assez considérée », estime Matthieu Lamoure, responsable du secteur automobile chez Artcurial. Ce dernier voit la prise de conscience autour des sujets climatiques comme un autre obstacle : « La guerre menée contre la voiture depuis quelques années n’arrange rien. Si l’État préemptait un véhicule aujourd’hui, ce serait sans doute très mal considéré. » C’est pourtant au sein de son département qu’a été effectuée une des rares préemptions à quatre roues de ces dernières années. En 2015, la maison avait passé sous le marteau la collection Roger Baillon, près de 100 véhicules abandonnés depuis 40 ans dans une grange – et parfois en fort mauvais état, mais dont le story telling avait déchaîné les passions. Vingt-cinq millions d’euros avaient été réunis à cette occasion. Le musée de Compiègne en avait profité pour acquérir une Panhard dynamic coupé de 1936, pour 56 000 euros – le bolide, qui avait bénéficié après son acquisition de premiers travaux pour le moins hasardeux, est toujours en cours de restauration depuis. En 2012, l’institution avait également préempté trois pièces dans la vente d’une partie de la collection Heuliez, orchestrée par Artcurial pendant la course Le Mans classic, pour un total de 800 000 euros. Reste un obstacle de taille aujourd’hui : l’envolée des prix. « Les musées se heurtent au fait que les pièces les plus importantes représentent un budget beaucoup trop élevé pour les acquérir », regrette Rodolphe Rapetti. Même son de cloche à la collection Schlumpf : « Les prix s’envolent, et nos collections étant inaliénables, nous ne pouvons pas vendre ! », déplore Guillaume Gasser. En 2015, le musée avait tout de même pu se porter acquéreur d’archives (photos, courriers…) cédées par les héritiers de la famille Schlumpf. Au rang des rares acquisitions nationales encore, le Musée du sport, aujourd’hui installé à Nice, avait acheté en 2009 chez Artcurial pour 47 176 euros le camion publicitaire « Le nain gourmand » issu de la caravane du Tour de France. Au musée des Arts et Métiers, aucune pièce n’a jamais été achetée en vente publique. À l’inverse, Bonhams a passé sous le marteau plusieurs collections de musées, avec succès, comme celle du néerlandais Den Hartog Museum en 2018, ou de l’américain Tupelo Automobile Museum en 2019 pour plus de 10 millions de dollars. Tous les musées, néanmoins, ne sont pas logés à la même enseigne, et notamment ceux des pays du Golfe. Au Qatar, le musée du Sheikh Faisal, qui présentait quelques véhicules depuis son ouverture en 1998, a dévoilé une nouvelle aile avec des centaines de véhicules lors de la coupe du Monde de football en novembre-décembre 2022. Parallèlement, la monarchie prépare l’ouverture du Qatar Auto Museum sur 30 000 mètres carrés, à l’horizon de 2026. Des acheteurs qui, eux, ne lésineront certainement pas sur les moyens.
Éléonore Théry
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Focus extrait du Bilan des enchères 2022 édité par Beaux-arts et le CVV.