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Source de reconstitution des collections historiques, le marché de l’art a montré son dynamisme en 2022 lors de nombreuses acquisitions opérées pour remeubler les grandes demeures. Plongée dans ces enquêtes où conservateurs et commissaires-priseurs jouent main dans la main.

Villa Cavrois
Au rez-de-chaussée de la villa Cavrois, conçue par Robert Mallet-Stevens, le remeublement se poursuit avec le tapis de sol du hall-salon, acquis en 2022.

« La conservation vient d’entreprendre un important travail scientifique ; il constitue le premier essai en France de restitution historique totale du cadre de vie des anciens souverains, en fonction du décor mural subsistant pour chaque salle, des évènements historiques qui s’y déroulèrent ou des possibilités mobilières. […] Toute la vie d’une résidence souveraine renaîtra dans sa vérité sous nos yeux. » C’est par ces mots qu’en 1948 Jean Vergnet-Ruiz, alors directeur du château royal puis impérial de Compiègne, lance une politique révolutionnaire dans l’univers feutré des monuments historiques, pour beaucoup vidés et pillés à la Révolution française. Soixante-quinze ans plus tard, « cette vision est toujours d’actualité et diffusée à l’ensemble des monuments historiques », confirme Rodolphe Rapetti, actuel directeur des lieux, toujours à l’affût des collections originelles de l’édifice. Dernier succès en date, l’acquisition par voie de préemption en 2021 chez Christie’s d’une chaise rocaille de salle à manger de Louis XV. Unique chaise d’une série de douze, elle constitue de surcroît l’un des plus anciens meubles commandés par ce roi aujourd’hui attestés. « L’intérêt de la reconstitution des collections historiques est de remettre les meubles dans leur décor d’origine en dialogue avec ceux qu’ils ont connus, poursuit le conservateur. Ce long travail de pistage est facilité par les marchands, le plus souvent attentifs à nous alerter sur le passage en vente d’un meuble susceptible d’avoir appartenu au château, ne serait-ce que pour la reconnaissance que donne l’achat d’un monument auprès d’eux. » Dans ce travail de fourmi, le temps est le meilleur allié du conservateur ou propriétaire de demeure historique. 

L’ambition de reconstituer les collections est telle qu’elle ne concerne désormais plus uniquement les résidences royales. Depuis dix ans, le Centre des monuments nationaux (CMN) pratique une politique active d’enrichissement du mobilier signé Robert Mallet-Stevens (1886-1945), également architecte de la Villa Cavrois. Conçue et édifiée en 1932 pour Paul Cavrois, industriel du textile du Nord, elle a ouvert ses portes au public en 2015 après de longues recherches d’identification du mobilier d’origine, pillé ou dispersé au milieu des années 1980. Depuis 2011, l’édifice retrouve peu à peu son aspect d’antan grâce à l’achat, pour 114 000 euros, de neuf meubles en 2012 chez Sotheby’s, aux dons des meubles de cuisine en 2014, ou aux 252 000 dollars déboursés pour douze pièces en 2015 à la dispersion de la collection Utterberg chez Sotheby’s à New York. « Les applaudissements qui se sont levés dans la salle en 2018 lors de la préemption de quinze meubles à la vente Ader-Nordmann montrent qu’il y a un consensus à travers tous les acteurs du marché pour que ce mobilier unique retrouve son lieu d’origine », se souvient l’administrateur lors de la vente, Jocelyn Bouraly. Dans cette quête, qui se mue en enquête, les acteurs du marché sont un relais important. La preuve en est le marchand parisien Denis Doria, qui à l’orée de 2020 alerta le CMN du passage entre ses mains de la table de la chambre jaune, premier meuble d’origine de retour dans cette pièce. « Quand on trouve une œuvre avec la provenance identifiée d’un lieu ou d’une famille, on les contacte, affirme Victoire Gineste, commissaire-priseur et chargée des inventaires chez Christie’s. La force d’une grande maison comme la nôtre est d’avoir une équipe importante pour ces démarches. »

Utopie ?

« Parler de faire revenir des meubles historiques à leur place est une vue de l’esprit, affirme Laurent Salomé, directeur du musée du château de Versailles. Le palais a traversé cinq cents ans de vie de cour et de changement de mobilier quasi hebdomadaire. La plupart du temps les pièces où ont été installés les objets et meubles ont été modifiées. » Acquis lors de la dispersion des collections de Bernard Tapie en juillet 2022 chez Artus Enchères, les deux ployants de Marie-Thérèse de Savoie, illustrent cette difficulté. La chambre de l’épouse du futur Charles X pour laquelle ils ont été livrés en 1773 a disparu lors des travaux de transformation du château en musée sous Louis-Philippe. Ils ornent à présent la chambre de la Reine, à côté de leurs semblables acquis en 1966. Le reste de cette série de douze est conservé au musée de Brooklyn et ne pourra donc jamais retrouver son château d’origine, si ce n’est dans le cadre d’un éventuel dépôt.

Autre obstacle de taille, en matière de reconstitution des collections, la certitude n’est pas toujours de mise. Acquise en 2022 auprès de Christie’s pour l’Hôtel de la Marine à Paris, la commode de l’ébéniste Guillaume Benman est « identique en tout point à la commode non identifiée de Pierre-Élisabeth de Fontanieu, intendant du Garde-Meuble. Dates, marqueterie de fleurs, bronzes : tout concorde. Des détails diffèrent probablement car aucun meuble n’était identique. Face à des descriptions souvent sibyllines dans les inventaires, nous travaillons avec des équivalents », explique Clothilde Roy, cheffe du pôle de la coordination scientifique et technique au CMN. Cette contrainte s’accentue dans les demeures non royales aux inventaires taiseux. « L’acquisition de mobilier d’époque est très limitée », reconnaît Loïc Leymerégie, chargé de mission culturelle au château privé de Suscinio en Bretagne qui rouvre ce printemps après un long chantier de rénovation. « Nous sommes dans une résidence ducale, donc les sources sont très lacunaires rendant quasi impossible de retrouver l’objet exact. » Sans renoncer à remeubler, les équipes ont opté pour le compromis. « En parallèle à du petit mobilier authentique sous vitrine, nous donnons une idée de la réalité matérielle du logis tel qu’il aurait pu être occupé en 1485, poursuit Loïc Leymerégie. Des dressoirs, bancs et coffres sont recréés par des artisans sur la base de l’iconographie de la Renaissance. Pendant longtemps, les recréations n’étaient pas considérées à la hauteur. Mais progrès faisant, une lame de fond s’opère depuis vingt ans. » La preuve en est à la villa Cavrois dont l’homogénéité entre décor, histoire et mobilier conduit à la réalisation à l’identique, dans le respect des matériaux d’origine, de nombreux éléments (étagères, banquettes, équipements de plomberie...). « Il est parfois difficile de distinguer les éléments originaux des éléments restitués à l’identique. Trois des appliques du vestibule sont les œuvres originales de Le Chevallier et Koechlin, la quatrième qui manquait a été réalisée sur le modèle des appliques d’origine », précise Clothilde Roy.

Reconstitution à grands frais

La restitution à l’identique a aussi l’avantage d’un coût modeste, quand les meubles au pedigree prestigieux font flamber les enchères. À titre d’exemple, les ployants de la comtesse d’Artois acquis par Versailles se sont emportés à 244 559 euros, alors qu’ils plafonnaient en 1987 chez Sotheby’s à seulement 500 dollars. Or, l’inflation n’est pas seule réservée au mobilier ancien ! Décrié par ses pairs puis oublié, Robert Mallet-Stevens prend sa revanche dans les hôtels de vente depuis vingt-cinq ans. Christie’s a sonné en 1996 le départ de cette course en vendant 29 200 dollars un cabinet de la villa Cavrois, estimé 4 000 dollars, et qui partira deux ans plus tard pour plus de 60 000 dollars. En 2018, le CMN n’avait pas pu se positionner sur la totalité des meubles provenant de la villa proposés par Ader-Nordmann, se contentant de quinze meubles préemptés à 322 000 euros, le double de l’estimation haute. En effet, si la préemption sécurise une acquisition pour le compte de l’État tout en maintenant les équilibres des prix du marché, encore faut-il avoir l’argent disponible ! 
Doté d’un budget d’acquisition de 1,5 million d’euros par an, Versailles ne peut guère multiplier les achats de provenance royale sans ses mécènes. Le bureau de Louis XIV a ainsi été préempté 1,487 million d’euros, grâce au concours d’Axa et de ses Amis. « Nous avons l’avantage de la réactivité des paiements, plus en accord avec le temps du marché », observe Annick Masseau, présidente des Amis du château de Compiègne. À la tête d’une enveloppe annuelle de 30 000 à 40 000 euros, l’association a dernièrement financé un bonheur-du-jour que Napoléon III avait offert à Napoléon Jérôme. La mécène ne se suffit pas de financer, elle se fait parfois limier. « Je scrute de près les ventes, mais reste à la disposition des demandes du conservateur, précise-t-elle. Nous avons déjà repéré des œuvres aussi grâce à des marchands qui me contactent. » La manne inespérée du legs de 20 millions d’euros par Jeanne Heymann affecté à l’acquisition d’œuvres ayant ou pouvant avoir figuré à Versailles avant 1789 a permis quelques belles prises, dont la table en chiffonnière par Adam Weisweiler (1746-1820), liée à la comtesse de Provence (1753-1810), préemptée chez Sotheby’s lors de dispersion des collections du prince Al Thani. « Ce legs nous positionne autrement face aux maisons de ventes, observe Laurent Salomé, directeur du château. Pendant longtemps, elles pensaient que les musées n’avaient aucun moyen et ne prévenaient que leurs clients fortunés étrangers. Les belles acquisitions des dernières années nous ont permis de montrer nos capacités, d’être prévenus plus en amont d’une vente et de négocier des ventes de gré à gré. » En plein essor depuis la Covid-19, ces achats en direct ne sont cependant pas toujours la garantie d’un meilleur prix. « Si le propriétaire a une connaissance très fine de la valeur de son objet on peut avoir un prix plus élevé que ce qui aurait été proposé en enchères », reconnaît Laurent Salomé. Le CMN en a fait les frais et est désormais plus enclin à attendre les ventes publiques pour les meubles de la villa Cavrois. Il aurait déboursé en 2016 une somme très importante pour une table à secret provenant de la Chambre des parents, acquisition qui aurait profité du fait que le marché fixe les prix. 

Clef dans le mouvement de reconstitution des collections historiques, le marché participe donc aussi à leur dispersion. Pour autant ces ventes « inscrivent l’ensemble dans un moment de l’histoire et rendent grâce au collectionneur, estime Victoire Gineste chez Christie’s. Sans ces vacations, la dispersion se ferait sur le temps long et de manière invisible, privant également les amateurs et professionnels d’un catalogue de vente qui a valeur de marqueur historique ».

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Par : Sarah Hugounenq - Focus extrait du Bilan des enchères 2022 édité par Beaux-arts et le CVV.

Publié le
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